• J’ai embrassé l’aube d’été. [...] Au réveil, il était midi.

     

    - Rimbaud

     

    C’était le soir. C’était même la nuit. L’été planait sur la ville. L’été planait sur l’amour. Il avait une saveur mentholée et acide, fraîche, comme la nuit.

    Bientôt ce fut le jour qui pointa, en éclosant doucement mais obstinément, par à-coups, un poussin doré sortant de sa coquille. Tout était encore froid de la nuit. Puis l’aube lava le monde des ombres qui l’avaient envahi. Des ombres, peut-être, mais pas de toutes les choses sombres et abjectes dont il serait toujours hanté. Elle n’aurait suffit à ôter cette salissure humaine de mensonges, de faux-semblants, d’hypocrisie qui ressurgirait avec le soleil cru du midi.

     

    Cette couche immonde qui allait bientôt gâcher la candeur d’un être…

     

    ***

     

    Abis se protégea les yeux de la main. Les rayons du soleil l’aveuglaient, ne lui permettant plus de distinguer que les contours vagues et noirs de la silhouette de Jean-Louis qui se découpait à contre-jour face à elle. Elle poussa un soupir agacé :

    - Donc tu sais pas pourquoi Mina n’est pas là ?

    - Non.

    - Et ça ne t’inquiète pas ?

    - Non. Elle fait ce qu’elle veut, je n’ai pas à tout savoir.

    - Tu lui fais confiance ?

    - Oui, totalement.

     

    Jean-Louis : l’innocent, l’optimiste, le fidèle en l’honnêté humaine. Il se pensait maître de lui-même et de la conversation, oui, point, non, point, fin de la discussion. Mais c’est un tort immense que de croire que le pouvoir appartient à ceux qui répondent aux questions : il est détenu par ceux qui les posent.

    - Tu devrais pourtant. Tu sais pourquoi ?

    - Non. Et je ne veux pas savoir.

     

    Il était gêné par son ton inquisiteur. Elle l’irritait, cette fille, même s’il n’osait se l’avouer. Un-je ne-sais-quoi dans ses yeux le faisait se sentir bien trop candide, comme si elle savait tout du monde. Une chose était sûre : elle en savait plus que lui. Jean-Louis : l’innocent, l’optimiste, le fidèle en l’honnêté humaine, le naif qui vivait avec des oeillères.

     

    - Bon, tant pis. Puisque t’en as rien à f...

     

    Il l’interrompit alors qu’elle feignait de s’éloigner, prit d’un sursaut de jalousie, d’amour-propre - elle venait d’ôter les oeillères.

    - Attends ! Tu le sais toi, pourquoi ?

    - Mon pauvre Jean-Louis… Mais tu n’as vraiment rien remarqué ? Ca fait combien de mois que tu vis dans une grotte ?

    - Remarqué quoi ?

    - Toutes les choses remarquables. Ta femme. Et l’autre vieux con

     

    Elle aussi vivait avec des oeillères au fond : celles d’une illusion qui la laissait penser qu’elle était indépendante, qu’elle agissait seule en suivant ses propres pensées sans n’être dirigée par rien ni personne. Mais le sinistre marionnettiste maître de ces poupées sans fils - car ils en faisaient tous partie dans cette histoire, et même nous  - s’était penché sur elle en se dérobant à ses yeux. L’Amour.

     

    -François ?

    -Non, le facteur… Bah oui, François ! Tu vois pas le rapport je suppose ?

    - Pas vraiment…

     

     

    Soupir retentissant d’Abis.

    - Je devrais pas te le dire, mais c’est pour ton bien. J’aime pas quand les gens ne sont pas honnêtes.

    - Et donc c’est quoi le rapport entre eux deux ?

    - C’est assez profond comme rapport en fait…

     

    Il ouvrit de grands yeux presque ingénus. Même lui savait faire semblant : bien sûr, il avait remarqué quelque chose, mais il avait fait taire les doutes comme on le fait d’une grand-mère trop bavarde et trop sage, avec tout l’orgueil du savoir que pense posséder la jeunesse. L’orgueil, voilà l’autre monstre, lui aussi tire sur les ficelles vibrantes des vies.



    Avant même qu’elle parle, l’ingénuité avait déjà commencé à se diluer dans son regard.



    ***

     

    Arrêt sur image. Une chambre. Un lit. Sur le lit, deux corps enlacés, nus. Si nous étions à Hollywood, nous pourrions ajouter “une légère sueur brille sur leurs peaux”, mais nous ne sommes pas à Hollywood. Seulement dans la réalité, avec toute la crudité et la laideur qu’elle implique. Ces amants-là ont les mines défaites, les traits pâles et tirés, les cheveux sales, ternis par une nuit sans sommeil, une nuit délicieuse. C’est le repos des lions repus après le banquet de l’amour. Après la première brutalité du réveil, ils en savourent l’indolence dans laquelle on resterait bien, mi-rêve mi-présent, oh, pour toute la vie !

    François n’a rien perdu de son charme,  Mina de sa jeunesse. Ils pourraient être de jolis stéréotypes tous deux : le vieux séducteur, la jeune héroïne, mais ils sont plus que ça. Si l’on s’approche, l’on peut distinguer le cerne bleuté, là, sous l’oeil de la jeune fille. Il lui donne une gravité lasse qui n’est pas de son âge. Elle essaye de lui parler :

    - François ?

    - Mmmoui ?...

     

    Il répond trop brièvement, en étirant les consonnes. Elle se tait. Elle a appris à ne pas réclamer trop d’attention lorsqu’il porte ce masque impassible qui cache trop bien son humanité, sa tendresse et toutes ses belles choses. Bercée par une société patriarcale qui lui a appris que le repos des hommes est sacré, que les femmes parlent trop et qu’elles doivent se taire pour ne pas les gêner, qui lui a montré qu’il faut se faire désirer pour les harponner, qui l’a conditionnée pour essayer toute sa vie d’épouser cet entre-deux impossible, entre prude et putain, entre soumise et indépendante, entre négligée et coquette, et surtout sois belle et ne parle pas trop fort, fais-toi petite, épuise-toi à vouloir coller à ce modèle qu’on te vend, et ne parle pas comme ça, les gros mots c’est laid dans la bouche d’une fille...

     

    Arrêt sur image. Il regarde par la fenêtre, plus haut, plus loin. Elle, elle a le regard tendu vers lui, la naissance d’un sourire sur le visage, l’esquisse d’un mot d’amour sur la langue. Elle a tellement d’amour en elle à l’instant à offrir, qui attend qui s’impatiente, elle voudrait le vomir cet amour qui l’envahit. Vomir son coeur.

     

    Elle plonge son nez dans son cou. La main de François épouse l’os d’une de ses hanches, la douceur d’une aine (la douceur d'une haine). C’est ainsi qu’il répond à ses doutes, par une étreinte qui lui donne la certitude illusoire d’être aimée.

     

    - Tu penses à quoi ?

    - A rien...

    - C'est impossible de penser à rien... Allez, dis-moi.

    - Je pense à toi.

    - Menteur...

    - Oui mais c'est pour te faire plaisir...

     

    Elle est écrasée sous son poids  et il tient son visage en coupe dans ses mains comme un fruit mûr. Leurs deux fronts se touchent, les yeux dans les yeux il se regardent.  Ils parlent peu au fond quand ils sont seuls, ils vivent avec les sens plutôt.

     

    - Pardonné.

     

    Elle regarde ses mèches grisonnantes qu'argente la lumière et elle réalise que le temps passe - ses cheveux n'étaient pas les mêmes il y a quelques mois -  et elle trouve le monde injuste. Les hommes vieillissent mieux que les femmes : longtemps ils ont un âge indéfinissable, et les rides leurs vont bien, elles réveillent souvent la force d'un visage trop juvénile à qui l'âge tendre ne seyait pas, une forme de gravité séduisante. Toute à ses réflexions, elle sursaute presque quand la sonnerie retentit.

    - Qui c’est ?

    - Je ne sais pas, je n’attends personne, et il me semble qu’on est bien assez à deux pour s’occuper toute la vie…

    Il dit ça avec son sourire de loup sur la bouche en l’embrassant dans le cou. Elle le repousse gentiment :

     

    - Allez, va ouvrir !

     

    Il entoure ses reins d’une serviette, traverse un couloir, déverrouille la porte qu’il ouvre. Il se fige en voyant qui se tient dans l’entrée : JL.

    -Je peux... faire quelque chose pour vous ? fait François sans se défaire de son flegme habituel.

    -Laissez-moi entrer.


    Sa voix est heurtée. Il le regarde avec un mépris teinté de larmes contenues et n’attend aucune réponse pour pénétrer dans l’appartement. Il marche droit vers la chambre. Mina pousse un cri muet quand il entre, se cachant du mieux qu’elle le peut en s’enroulant dans les draps et tente un :

    - JL, mais qu’est-ce que tu…

    -Non, tais-toi

    Il prend sa tête dans ses mains, se frotte les yeux, un tic qu’il a quand il est fatigué et qui l’aurait fait sourire en temps normal.

    - Je sais tout Mina.



    Pour la première fois, elle baisse le regard devant ses yeux de cocker anglais.








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    Et oui je n'ai totalement disparu de la surface de la terre ! Màj plus que tardive, j'en suis désolée. Bisous quand même, chers bichons ♥ - Emma


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